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Jour 11

Journal de bord de la traversée du Pacifique
Interrupted Reading, Jean-Baptiste-Camille Corot, 1870, CC0 Public Domain Designation
Interrupted Reading, Jean-Baptiste-Camille Corot, 1870, CC0 Public Domain Designation

Alors qu’on s’apprêtait à les ranger, les deux lignes de pêche “cliquent” et font retentir leur bruit caractéristique. D’abord à tribord, puis celle de bâbord. On remonte deux dorades. Guillaume dit “souvent les dorades, très fidèles, pèchent en couple”. On vient juste de les unir dans la mort, et le poids de la responsabilité de nos prélèvements me vient soudainement. Vous deux, poissons de chair et de couleurs vives, allez nourrir 5 personnes pendant plusieurs jours. Vous ne vouliez sans doute pas quitter l’océan déjà, mais vous voilà, sur notre bateau, dans notre frigo. Maintenant que vous y êtes, on peut vous remercier.

La responsabilité du crime : ce débat est toujours en moi, constamment. Le végétarisme, chez beaucoup de mes ami(e)s, vient de la constatation vraie qu'une extrême violence est en jeu quand il s’agit d’élever et de mettre à mort les animaux qui servent à notre consommation. La souffrance animale et son lot d’ignominies, que le système industriel impose parce que la viande est une marchandise qui, comme toute marchandise, ne répond qu'à la règle de la rentabilité, est (faut-il seulement le rappeler) à bannir.

Mais je sens que chez certain.e.s de mes ami.e.s, être végétarien.ne c'est avant tout vouloir s’émanciper de notre responsabilité, en tant qu'humain, dans la modification des espaces qu'on habite et des espèces qu'on prélève. Se faisant, ils se désolidarisent du groupe.

Car vivre, c'est déjà modifier, réorganiser, redéfinir, réajuster. Vivre c'est briser des équilibres et en créer de nouveaux. Vivre c'est faire souffrir, même sans le savoir, même sans le vouloir. Et vivre, c'est surtout tuer, pour les besoins de sa subsistance.

Quand on construit on tue, quand on prélève on tue, et quand on habite, on tue aussi. Vouloir s'en affranchir, c'est se condamner à tenter l'impossible, à savoir vivre sur la pointe des pieds, évitant constamment le fardeau de la tuerie à laquelle on ne veut prendre part. Mais ce crime fondamental se moque bien des précautions qu'on pourrait prendre pour s'en éloigner et, aussi vrai que personne ne peut traverser une rivière sans se mouiller (proverbe kabyle, oui je suis chauvin), personne ne peut vivre sans prendre part à la tuerie globale qui nous nourrit, parce que si ce n'est pas la viande, ce sera les tomates, qu'on met sous serre pour qu'elles produisent et meurent pour nous.

Sans rentrer dans le débat sur la souffrance animale (qui sous tend une hiérarchie entre les êtres vivants), ce qui m'occupe ici c'est cette constatation : nous tuons pour vivre.

Reste à se rendre pleinement compte de ce pouvoir et à l'encadrer absolument, pour en finir avec ce système froid qui traite les poulets comme des objets et les vaches comme de simples morceaux de viande qu'on numérote et qui finissent en barquettes anonymes, réduites aux valeurs nutritionnelles que leur chair renfermait. Reste aussi à s'inspirer des peuples qui prélèvent avec conscience, et qui ont vécu en paix avec ceux qui les entouraient pendant des milliers d’années et, dès lors, avec eux-mêmes. Sortir de nos bulles d'ego ou de mensonge et se le répéter quand on l'oublie : nous sommes des destructeurs, soyons des destructeurs conscients, mesurés et reconnaissants.

Alors merci, dorades, qui dans la mort, nous permettent de vivre encore.

Fisherman and its fishes.
Magnifique fresque de la civilisation minoenne d'un pécheur et de ses dorades.

Quand je finis de prendre mes notes sur ce débat solitaire, je me lève pour aller jouer aux Playmobil avec Lulu et Balthazar. Pendant qu'on s'occupe à organiser une fête du village avec Lulu, avec un banquet, des spectacles, des chevaux, Balthazar roule sur les habitants du village avec sa voiture jaune.

Boys will be boys, et ça vaut aussi pour moi. Alors que je faisais se promener Garry Mc Nugget dans la forêt, un lapin, que je mis sur sa route, l'attaqua et le captura. Le but recherché, derrière cette main qui déclencha cette aventure, était de voir comment Lulu réagira après qu'un habitant l'ait appelé au secours pour qu'elle sauve son oncle (Garry Mc Nugget donc). Lulu m'a répondu sèchement, à moi Koko et pas à l'enfant Playmobil que je tenais dans la main :

Je n'aime pas du tout ça, ça ne me fait pas rire. Je voulais organiser une fête, pas qu'il y ait du mal. Alors c'est soit on annule la fête soit tu annules le mal.

Petite claque. J'y ai repensé toute la journée. Ça m'a fait oublier sec le débat sur les dorades.

Pour l'apprenti écrivain que je suis, le conflit, l'élément perturbateur et déclencheur, la perte, tout ça participe au l'appel à l'aventure comme le nomme Christopher Vogler.

Source : Amazon

Une histoire ne peut être une histoire sans que élément/évènement ne vienne perturber le monde calme et monotone dans lequel le futur héro s'est trop longtemps abandonné à vivre. Henri de Montherlant disait que :

Le bonheur écrit à l'encre blanche sur des pages blanches

Mais Lulu n'en voulait pas d'aventures. Elle ne voulait rien savoir des mythes qui la précédaient. Elle voulait seulement une fête, un moment de partage entre les habitants du village et moi j'ai tout rationalisé, sans rien comprendre de ses aspirations, comme s'il fallait un ingénieur dans un bac à sable.