Jour 12

Dormir au creux des étoiles.
Croquettes de dorage à midi. Sur la carte numérique de navigation, une grande ligne, figurant la fin des cartes sauvegardées dans la mémoire du dispositif GPS, m’amuse beaucoup. La flèche qui pointe vers l’ouest, et qui représente notre bateau, fonce droit sur cette ligne et je m’imagine que quand elle l’atteindra, notre bateau tombera sans fin dans un gouffre stellaire, froid et noir, et nos bouches auront bon s’ouvrir en grand, aucun son ne pourra en sortir, nous laissant témoins abattus de l’impuissance de chacun, de l’impuissance de tous.
Mais peut-être ai-je tord et peut-être que cette ligne ne figure pas un vide mais un horizon nouveau et mystérieux derrière lequel une myriade d’îles, encore inconnues et inexplorées, serviront à éprouver nos corps aventuriers ? Et peut-être que derrières les crêtes et les sommets, dans les vallées par delà les rivières, près des plages et des cocotiers, un peuple nous attend. Peut-être connaîtra t-il déjà nos noms ; je veux dire pas nos noms d’emprunt, par lesquels nous nous reconnaissions jusqu’alors, mais nos vrais noms, nos noms d’essence : nos noms célestes.
Solène écoute mes “et si” avec une pointe d’amusement, de cet amusement arrogant et charitable que les adultes ont quand les enfants leurs parlent de leurs mondes. Car de monde, il n’en est qu’un, un seul disponible, un seul connu, et dans ce monde on fait la vaisselle, le repas et on regarde des films pour s’en échapper.
Je finis ma tirade rêveuse et Solène conclut en affirmant qu'aujourd’hui, avec les images satellites “on peut voir une balle de tennis sur la place rouge”. Tout est bien alors.

Texte du jour : discours de Shevek lors d’une soirée sur Urras
— Mais parlez - nous d’Anarres, dit Vea. Comment est-ce réellement ? Est-ce vraiment si merveilleux là - haut ?
Il était assis sur le bras du fauteuil, et Vea était installée sur un coussin, à ses genoux, droite et souple, ses seins délicats le fixant de leurs pointes aveugles, souriante, contente, rougissante.
Quelque chose de sombre se mit à tourner dans l’esprit de Shevek, obscurcissant tout. Sa bouche était sèche. Il vida le verre que le serviteur venait de lui remplir.
— Je ne sais pas, dit - il ; sa langue était à moitié paralysée. Non. Ce n’est pas merveilleux. C’est un monde laid. Pas comme celui - ci. Sur Anarres, il n’y a que de la poussière et des collines desséchées. Tout est maigre, tout est sec. Et les gens ne sont pas beaux. Ils ont de grosses mains et de grands pieds, comme moi et ce serveur qui est ici. Mais pas de gros ventre. Ils se salissent beaucoup, et prennent leurs bains ensemble, personne ne fait cela ici. Les villes sont ternes, et très petites, elles sont lugubres. Il n’y a pas de palais. La vie est morne, et le travail est dur. On ne peut pas toujours obtenir ce qu’on veut, ni ce dont on a besoin, parce qu’il n’y en a pas assez. Vous autres Urrastis, vous en avez suffisamment. Vous avez assez d’air, assez de pluie, d’herbe, d’océans, de nourriture, de musique, de maisons, d’usines, de machines, de livres, de vêtements, d’histoire. Vous êtes riches, vous possédez. Nous sommes pauvres, il nous manque beaucoup. Vous avez, nous n’avons pas. Tout est beau, ici. Sauf les visages. Sur Anarres, rien n’est beau, rien, sauf les visages. Les autres visages, les hommes et les femmes. Nous n’avons que cela, que nous autres. Ici on regarde les bijoux, là-haut on regarde les yeux. Et dans les yeux on voit la splendeur, la splendeur de l’esprit humain. Parce que nos hommes et nos femmes sont libres… ne possédant rien, ils sont libres. Et vous les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous en prison. Chacun est seul, solitaire, avec un tas de choses qu’il possède. Vous vivez en prison, et vous mourez en prison. C’est tout ce que je peux voir dans vos yeux – le mur, le mur !
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