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Jour 19

Journal de bord de la traversée du Pacifique
Jour 19
Hand Holding Cloth, Léopold Survage, 1929, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris

Jour tranquille. Salade de pâtes à midi, et sortie, enfin, du ballooner. On passe de 6 à 9 nœuds, et avec les vagues qui nous poussent, on fait une très bonne moyenne. Si on continue comme ça, on devrait atteindre Fatu Hiva, l’ile la plus méridionale de l’archipel des Marquises, dans 6 jours. Ensuite, je descendrai, toujours à la voile et selon les bateaux qui voudront bien de moi, dans la direction de Tahiti. Sœurette, bientôt : me voila !

Nuit difficile. Le vent est monté, des grains sont apparus. Puis le vent est redescendu, et les voiles ont claqué. Gui s’est réveillé pour régler les voiles. On est resté à deux dans le cockpit, ensemble en silence, les paupières lourdes, à espérer que le soleil sorte, pour une fois, quelques heures en avance.

Fable du jour : “Le vent et le chêne”

— Est-ce toi, Ô vent ? Est-ce toi
Qui chatouille
Mes pieds, mes glands ?
Est-ce toi qui me tourne autour ?
Est-ce toi, l’Élégant ?
— Ô jeune arbre, Ô mille racines, oui, c’est bien moi, le vent, oui, c’est bien moi, ton ami, et je te rends visite.
— Ou étais-tu cette fois, Ô mon oncle ? Es-tu parti loin ou t’es tu endormi ?
— J’étais là où le besoin m’occupait, là où il fallait vivre.
— Mais Ô vol éternel, comment peux-tu partir sans mille poètes sur ton dos ? Comment peux-tu partir sans vouloir de ta légende ? Comment peux-tu aller si loin et revenir sans que nulle ne sache comment, vers où, pour qui ? Comment peux-tu vivre dans le silence du temps, sans les chants que tant auraient dû écrire ?
— La vie est un long fleuve qui s’étire, et pour suivre son cours en paix, on ne peut s’alourdir. Je suis le vent qui souffle, non la pierre, qui ne roule que dans les torrents.
— Mais Ô souffle de vie, cela ne peut continuer ainsi. Le monde doit savoir, les Hommes doivent saisir
Que tu es celui qui sème, celui qui s’use ;
Celui qui seul repousse leurs hivers, celui qui refroidit leurs étés.
Les hommes doivent savoir et chanter ces gloires qu’ils te doivent.
— Ô passager de la Terre. J’ai vécu des années de mystères que nulle ne suppose, tu le sais, mais que nulle ne peut m’enlever. À quoi bon ces récits si je connais ma valeur ? Les mots pèsent, je vole sans histoire.
— Si tu le voulais, tu pourrais, comme moi, être un roi, un dieu, et tant de fidèles t’offriraient tant de choses, comme celles que tu vois à mes pieds. Ils viendraient prier à genoux, écriraient des poèmes et des contes qui vivraient par dessus le monde. Ils dessineraient tes formes, célébreraient ta beauté.
— Mon ami, mon frère, en vérité je te le dis : tes pensées qui en chêne se comprennent en vent s’évaporent. Ta gloire, aussi agréable puisse t-elle être, n’est qu’éphémère, et la vie royale que tu mènes ne saurait durer. Un jour viendra où ton feuillage immense leur fera de l’ombre et ils te tourneront le dos. Ils écriront des poèmes les yeux fixés sur l’horizon, et quand ce tronc frêle deviendra puissant et gros, ils y graveront leur nom et le nom de leurs ancêtres ou celui de leurs amants. Puis ils t’abattront, et tu deviendras le support de leurs histoires, de leurs gloires, plus du tout la gloire elle-même et ils t’oublieront.
— Les Hommes ne sont pas comme ça. Ils aiment, ils chantent, ils sont fidèles. Comment pourraient-ils m’abattre quand c’est eux-mêmes qui me plantèrent ? Comment vivraient-ils sans les histoires que je leur donne ? Et ma beauté, qui les transfigure, comment pourraient-ils vivre sans ? Non, les Hommes ne sont pas comme ça.
— Puisse le temps écouter ta raison. Mais Ô ma jeune herbe, j’entends qu’on m’appelle. Je dois partir, à nouveau ; loin, comme souvent.
— Quand te reverrais-je, Ô mon sel ?, mais le vent n’était plus là, et quand il revint, le chêne n’était plus là. À sa place, un tilleul avait poussé, qui lui dit :
— Est-ce toi, Ô vent ? Est-ce toi
Qui chatouille...

Blasted tree, Jasper Francis Cropsey, 1850, CC0 Public Domain Designation