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Jour 20

Journal de bord de la traversée du Pacifique
Sunrise, Roy Lichtenstein, 1965 © Estate of Roy Lichtenstein
Sunrise, Roy Lichtenstein, 1965 © Estate of Roy Lichtenstein

Lever de soleil couleurs savane.

Sur l’eau depuis 20 jours, des moments de rare lucidité me font entrevoir et réaliser la particularité de mon aventure, la chance de ma vie. Pendant la transat, j’avais reconnu l’un de ces moments quand, à la veille de toucher terre, je m’étais dit que je pourrais continuer encore longtemps comme ça, sur cette eau qui me porte et me transporte, dans ce monde unique de silence, qui me perce à jour, me relevant mon âme tapie sous ses couches futiles, dont le bourdonnement incessant des villes ne saurait me permettre de m’en défaire sans un effort colossal.

Ici, nulle besoin d’effort : tout concoure déjà à la nudité de l’âme, et ces couches qui m’habillaient autrefois disparaissent en un souffle, comme les aigrettes de la fleur de pissenlit dans le vent. Parce que le temps lent des voyages longs sur l’océan est un temps d’introspection, je sens que mon “être”, engourdi par des années de résistance, perdu dans la mécanique des jours froids où il devait faire semblant de paraître, se réveille d’une longue nuit. Le plus surprenant est qu’il ne faut nullement le secouer pour qu’il émerge. Le parfum du lent voyage, qui pénètre ma peau, lui est si heureux et familier, si réconfortant qu’il sort sans peine, sans tarder, et je me retrouve complet, de nouveau.

Edtaonisl (Ecclesiastic), Francis Picabia, 1913, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris
Edtaonisl (Ecclesiastic), Francis Picabia, 1913, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris

De là commence une autre entreprise, permise par cette complétude, car après l’introspection vient peut-être l’étape la plus vertigineuse, et la plus belle : celle de l’oubli de soi. Complet, je n’ai plus besoin de me maintenir en moi-même, je peux regarder vers le monde, me projeter vers lui et, me projetant vers lui, je peux le voir et le sentir. Ce monde qui, la plupart du temps, est mon décor, est ici bien vivant, tout organique peuplé de souffles différents dont le mien fait parti. Mais ces souffles sont-ils si différents, ou n’en sont-ils qu’un, comme les vagues sont-elles si différentes, ou ne sont-elles que la continuation d’une même onde ?

Ces souffles liés en moi, moi lié en eux et cet “autour” dégringole et avec lui l’idée que tout cela n’est rien d’autre qu’un décor, rien d’autre que le ciel, le soleil et la mer.

En silence, je regarde les rayons du soleil peindre le ciel à leurs envies et je me dis que si un jour j’aperçois de nouveau ces reflets dans un lever de soleil, j’y reconnaîtrais mon essence qui se fondit dans le tout quand le silence le lui permit. Alors, ma lucidité bienheureuse réveillera dans ma mémoire les belles couleurs de ces jours heureux, que j’ai passé si loin et si proche du monde.

Considérations non essentielles sur la science du couple (suite) : comment se passe la déliquescence amoureuse ? Est-ce un matin ou un soir qu’un des amants se rend compte que son cœur s’est refermé comme une fleur en hiver ? Est-ce que l’habitude peut à ce point recouvrir ce que la passion incendia ? Ce sentier de déliquescence est-il le seul, est-il une fin en soi, un horizon indépassable après un temps donné, ou existe t-il des remèdes pour le contrer ? Et si non, ce pourrait-il que la peur d’être seul soit, à la longue, le seul ciment du couple ?

Couple in Bed, Philip Guston, 1977, © The Estate of Philip Guston
Couple in Bed, Philip Guston, 1977, © The Estate of Philip Guston

À ce propos, ces lignes de Rainer Maria Rilke, qu’il écrivit à Franz Xaver Kappus, jeune poète qui l’approcha pour ses conseils :

“Ils [les jeunes] se précipitent l’un vers l’autre, quand l’amour fond sur eux, car il est dans leur nature de ne pas savoir attendre. Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre. Mais quoi ? Que peut faire la vie de cet enchevêtrement de matériaux gâchés qu’ils appellent leur union et qu’ils voudraient même appeler leur bonheur ? – Et quel lendemain ? Chacun se perd lui-même pour l’amour de l’autre, et perd l’autre aussi et tous ceux qui auraient pu venir encore. Et chacun perd le sens du large et les moyens de le gagner, chacun échange les va-et-vient des choses du silence, pleins de promesses, contre un désarroi stérile d’où ne peuvent sortir que dégoût, pauvreté, désillusion. Il ne lui reste plus qu’à trouver un refuge dans une de ces multiples conventions qui s’élèvent partout comme des abris le long d’un chemin périlleux. Nulle région humaine n’est aussi riche de conventions que celle-là”.