Jour 5

On avance bien mais au près, alors le bateau tape, tangue, chahute. Virement de bord très brouillon qui met Solène en colère. J'ai mal mis le bout* (prononcez "boute") autour du winch*, il s'est bloqué dans un ridoir*, Gui a dû sortir sur le pont.

Le soir, Guillaume et Solène me parlent. “Il faut que tu nous aides Koko, on est épuisé, et c'est pour nous aider que tu es là, parce qu'on compte sur toi”. Voilà, en substance, ce qu’ils me disent. Ça foudroie, mais ça ne m'étonne pas. Même Lulu, me dit Guillaume, se demande ce que je fais allongé toute la journée comme un cadavre.

Presque 2 ans que je suis parti, 7 bateaux que j’ai pris, des milliers de miles au compteur, et même si je sens un léger changement, j’ai pas encore saisi la mer, toute la mer, dans mon corps. Faudrait-il que ça change ? À quel moment les choses doivent-elles rester comme elles sont ? Est-ce la douleur qui décide, est-ce le corps, ou bien la raison ? Faut-il le sentir ou le décider, et s’il faut le décider, comment y faire consentir tout son être ?

Le moi qui écrit ces lignes, même s’il n’est pas entièrement celui qui souffre, voudrait croire que cette cinétose ne pourrait dicter la marche des choses, et c’est aussi, je pense, ce que cet autre moi se dit. Mais entre ces choses qu’on dit et celles qu’on voudrait faire…

Alors viendra peut-être un jour où je ne serais plus malade au point qu'il faille que je m'allonge pour ne pas m'effondrer, à bout de nerfs. Mais ce jour ne viendra peut-être jamais. Si c'est ainsi, tant pis, je continuerais de trouver des chemins de traverse pour aller là où je voulais me rendre. Quand j'y pense, c'est peut-être pour me rendre compte de cette idée fondamentale que je suis parti.

Bout : sur un bateau, une "corde" n'existe pas. Tout n'est que bout, et chaque bout a un nom.
Ridoir : "dispositif permettant de fixer un câble à une partie fixe avec la possibilité de régler la tension dudit câble" (source Wikipédia)

Winch : treuil démultiplicateur de force pour tirer les bouts (source Wikipédia)