Jour 7

Le vent s'est calmé et la mer avec. Le jour est paisible, le cap est bon, on file enfin vers l'ouest, voire le sud-ouest, sans tirer de bords. Le courant est toujours contre nous, environ un nœud, mais ce robuste foudre de guerre qu'est le Super Maramu s'en fiche tant qu’il a du vent dans les voiles pour envoyer en avant.
Je lis toute la journée. Un bouquin sur la vie des hommes sur les navires au XVIIIe. Rien à voir avec ce que je vis, avec ce que j'ai jamais vécu.
Entassés sur les ponts, les hommes partagent leurs hamacs : quand l’un est de quart, l’autre se repose. Les rythmes de vie et de travail sont harassants, et les temps de repos parfois complètement empêchés par la multitude de rats, qui pullulent et mordent l’équipage.
Mais le pire est sans doute la mauvaise alimentation et le manque d’hygiène, dont tous les marins souffrent et qui provoquent fièvres et scorbut, cette plaie qui décimaient les équipages bien plus que les combats (comme en témoigne l’expédition du commodore George Anson, qui partit avec un équipage de 2000 marins, distribués sur six bâtiments de guerre et deux navires de ravitaillement, et qui fut quasiment anéantie par le scorbut au point que trois ans et demi plus tard, ils n’étaient plus que 70 à revenir en Angleterre).
La “peste de mer” (tel était surnommé le scorbut) est parfois tellement sévère que, comme le relate le journal de l’expédition de Anson :
“...certains malades, condamnés à rester allongés dans leurs hamacs par la sévérité du scorbut et pratiquement insensibles à la douleur, se [faisaient] dévorer les orteils [par les rats]”.
Seuls les officiers bénéficient d’un traitement différent et ont le droit à des cabines privées où des "bouteilles", genre de compartiments latéraux, leur permettent de faire leur toilette et d’éliminer, au moins en partie, certains facteurs aggravants que le reste de l’équipage ne peut qu’endurer en silence.

Je continue la lecture du livre et j’apprends qu’à l’époque de ce “grand siècle”, communément surnommé “siècle des Lumières”, les bateaux négriers, quand il étaient poursuivis par des ennemis ou des pirates et pour fuir plus rapidement et ainsi éviter l’abordage, jetaient leur marchandises à la mer, c'est-à-dire les hommes et les femmes qu'ils avaient capturé ou acheté en Afrique.

J’apprends également qu’à l'inauguration d'un navire, un forçat, condamné à mort, pouvait tenter d'échapper à celle-ci s'il arrivait à bondir dans un trou creusé pour lui après avoir frappé l'arc-boutant qui retenait le navire sur une rampe qui le menait jusqu’à la mer. La plupart du temps, il n'avait le temps de rien faire, et la vitesse et le poids du bateau, glissant furieusement sur la rampe, lui assuraient une mort brutale.
En préparant une soupe miso (sans miso) pour tout le monde, je repense à la lecture des pages de mon libre, les compare à ma douce aventure et je mesure aussitôt la chance que j’ai de me trouver loin de cette époque terrible, où la "fortune de mer" prenait les hommes par milliers.
Faire 12 km par heure, regarder les vagues onduler, caresser la coque ; écouter Queen et Chopin en lisant Camus et Ginsberg : c’est toute cette humeur légère et ce temps qui s’étire et que je remplis à loisir qui me fait rester et transcender mon état de connaissance des choses et de moi-même. Partir à l'aventure, repousser mes limites, faire tomber mes murs intérieurs : serait-ce l’idée constitutive de ma vie, serait-ce mon “propre de l’homme” ?
J'aime mieux être un météore superbe, chacun de mes atomes rayonnants d'un magnifique éclat plutôt qu'une planète endormie. La fonction de l'homme est de vivre non d'exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie, je veux brûler tout mon temps.
Jack London
Je finis la journée en mangeant une part de crumble banane chocolat dans le silence d'un quart tranquille, sous la voie lactée, ce tapis de poussières infinies. La mer est bonne, les vents sont bons, il n’y a aucun bateau en vue et la voûte est bien céleste, et sublime, au dessus de ces montagnes immergées : donnez-moi 20 autres nuits comme celle-ci et je réécrirai la Bible.
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