Une journée dans le Llano vénézuélien (2/2)
J'attends, assis par terre, en continuant la lecture de "Au ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre" de Dror Mishani puis, 15 minutes plus tard, les deux cavaliers reviennent et m'annoncent que je peux rester.
Joan Carlos et Giovanni, tous les deux nés ici, s'occupent des vaches depuis qu'ils sont en âge de marcher. La venue, incongrue, d'un voyageur sur leurs terres attise leur curiosité, surtout celle de Giovanni. Son air enthousiaste me met en joie.
Je fais également la connaissance d'un autre Giovanni, avec qui je troque des histoires et qui me raconte qu'à l'armée, en stage de survie à Cumaná dans l'est du Vénézuela, lui et ses camarades, en mal de nourriture depuis plusieurs jours, ont abattu un chien errant pour le manger.
À côté de Giovanni, un homme dont le visage marqué contraste avec ses yeux d'enfant, me raconte qu'il a quitté la Colombie, son pays de naissance, quand il avait 15 ans et que, pensant toute sa famille morte, il est resté au Vénézuela. Il a aujourd'hui 63 ans et vient à peine de reprendre contact avec sa maman de 83 ans, ses 5 frères, et sa sœur. Des bouquins entiers restent à écrire sur ces vies, et toutes ces perles que je polis sans cesse.
Entre deux crachats de chique, ils me donnent à manger, à boire, et me trouvent un emplacement pour mon hamac dans une chambre climatisée (un luxe incommensurable, même si l'électricité se coupe en moyenne 3 fois par jour).

Je ne peux m'empêcher de penser : quelle vie différente nous menons ! Moi, qui m'étale de l'aloé Vera sur le corps pour en prendre soin, eux qui fatiguent sans cesse leurs corps, se lèvent à 1 heure du matin pour prendre soin des 100 et quelques vaches laitières de la ferme, qui en comptent au total 1000 réparties sur 400 hectares. (Pensée pour moi-même : continuer et finir la lecture de Jack London sur l'abysse londonien, Jack London qui, après avoir été embauché pour faire le travail de deux personnes, sans le savoir, dans une mine de charbon, se jurera de ne plus jamais utiliser son corps pour gagner sa vie).
Il est 1 heure du matin et la musique techno berlinoise qui sert de réveil à Joan Carlos me fait sursauter. Je me frotte les yeux et tente de me remettre les idées en place.
La nuit fut étrange. Plusieurs fois, je me suis réveillé sans savoir si j'étais bien là, ici, dans cet espace que j'avais parcouru la veille, ou si la psilocybine que j'ai pris hier avant de dormir, mélangée au chocolat que Yama m'avait également offert, me jouait des tours en me faisant croire que j'étais enfin arrivé à Macondo et que je n'avais plus qu'à voir et à écouter, jusqu'à la fin de ma vie éternelle, les histoires des gitans et des indigènes.
Je me dirige vers la salle de traite, tête baissée, aveuglé par les lumières des projecteurs que le générateur alimente (car oui, l'électricité s'est coupée hier soir et n'est toujours pas revenue), tout en essayant d'éviter les flaques de chique.
La traite commence et Giovanni me montre comment faire pour installer la machine à traire sans perdre de temps, puis je vais aider Joan Carlos à faire rentrer les vaches dans les couloirs perchés à hauteur de torse et qui nous servent à récupérer le lait qu'elles ne fabriquent pas pour nous.
Alors que je vais pour traire une énième vache, j'entends Giovanni et Joan Carlos rigoler. Je me retourne et vois qu'un veau, qui devrait normalement se trouver dans un enclos avec tous les autres veaux, qu'on séparent de leurs mères pour pouvoir récupérer leur lait avant qu'eux ne le boivent, est seul face aux deux jeunes hommes.
Naïvement, je demande pourquoi le veau s'est enfui, et Joan Carlos me répond qu'il voulait être avec sa mère. Puis, Giovanni attrape la queue du veau et entame une punition d'une violence aussi inutile qu'inhumaine.

Ces deux garçons, l'un de 19 ans et l'autre de 28 ans, qui ont des femmes et des enfants, qui m'ont donné à manger et m'ont généreusement invité à rester la nuit, ceux deux garçons là seraient-ils les mêmes que ces deux garçons ci, qui se défoulent sur un congénère mammifère, sans aucune autre justification que leur virilité contrarié par le culot de ce veau, qui a naturellement voulu rejoindre sa mère au mépris de règles qu'il ne pourra jamais comprendre ?

Après cet épisode, mon regard sur eux à radicalement changé et ils n'étaient plus que deux brutes attirés par le fouet et les coups, prétextant n'importe quelle raison pour en user.
Quand la traite se termine et qu'ils me proposent de rester, voire de me payer pour travailler avec eux, je leur dis que je dois partir parce que mon visa arrive bientôt à son terme.
Je n'ai ni eu la force ni le courage de leur dire que ce qu'ils avaient fait me dégoûtait. Je sentais que je ne pouvais pas leur dire, qu'ils m'auraient pris de haut en pensant que moi, l'européen condescendant, je venais leur donner des leçons d'élevage à eux, llaneros depuis tout petit, qui endurent cette vie sans jamais chômer ne serait-ce qu'un jour. Mais la vérité c'est que ce qu'ils avaient fait, ça ne s'apparentait à rien de ce que j'avais connu, ni en élevage, ni en agriculture, ni dans la vie et la violence gratuite de leur geste ne s'explique pas sur le plan de la logique fermière.
Il est 13h, j'ai terminé mon assiette, j'ai terminé mon séjour ici. Giovanni me dépose en moto à l'entrée du chemin qui m'a mené à leur ferme. Alors que je descends de la moto, mes yeux se posent sur la petite fille de Giovanni assisse devant papa. Un réflexe conscient réveille ma main et la plonge dans mon sac.
J'en sors le reste de la tablette de chocolat du Vénézuela et je la tends à Giovanni, qui me sourit, et ce sourire provoque en moi une joie amère. Je remets mon sac sur mes épaules et, alors qu'il s'apprête à partir, il me dit "si tu reviens au Vénézuela, viens dans mon village" et je note sur ma carte virtuelle le point qu'il m'indique et qui correspond à la maison de sa tante.
J'ai vérifié depuis sur ma carte : sans que je ne sache pourquoi, le point que j'avais noté a disparu.
Commentez, partagez, faites connaître si vous aimez, pour que j'achète une ferme immense avec plusieurs dizaines de vaches, plus plusieurs centaines, puis quelques milliers, et que mon business grandisse au point où les vaches seront tellement nombreuses qu'elles prendront le pouvoir partout, de Washington à Ankara en passant par Angoulême.
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