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Pourquoi tanguons-nous ?

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Pourquoi tanguons-nous ?
Suffering, Constantin Brancusi, 1907, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris

Les jours passent et le tangage vous exténue, vous broie, vous vide. Votre corps brise, le tangage s’en prend désormais à votre mémoire et renverse lentement l’édifice de vos souvenirs. Vous ne vous souvenez plus à quoi ressemble votre chien ou quel était le prénom du dernier ami que vous avez vu. Puis c’est le nom du pays que vous avez quitté qui vous fait défaut comme celui vers lequel vous vous dirigez. Enfin, votre famille s’efface dans une brume épaisse, la même qui accompagne vos longs quarts de nuit. Un à un, vos souvenirs glissent et tombent dans le sillage du navire, et c’est votre vie entière que vous sentez s’éloigner à mesure que vous vous enfoncez dans les vagues, loin de la civilisation qui vous protégeait.

Il vous arrive tout de même, quand vous vous sentez incommodé par votre fébrile volonté qui, bien que presque éteinte, vous incite sporadiquement au scepticisme, de questionner votre condition pour demander : “Pourquoi tanguons-nous ? Pourquoi faut-il que l’on souffre ? Quel bonheur vaut notre sacrifice ?”. Bien mal vous en a prend et votre capitaine vous le fait savoir en vous aboyant dessus puis, dans un beuglement interminable, s’étend en généralités sur la nature des choses de la mer, qu’un marin se doit de ne jamais questionner. Il vous commande de suivre l’exemple de vos pairs, résolus à souffrir en silence comme ces moines qui, dans la foi, cherchent un asile fait de rituels et d’habitudes plutôt qu’un champ où les réponses et les doutes s’entremêlent.

Vous vous pensiez homme courageux, riche de raison et d’idées. Vous aviez lu Spinoza, un peu, Rousseau, aussi. Vous pensiez être prêt pour ce qui venait, tout ce qui venait. “La chance sourit aux audacieux”, aviez-vous lu, un jour, dans un gros livre (ou à l’intérieur d’une papillote de Noël), et vous aviez médité l’adage jusqu’à vous savoir prêt : vous étiez loin du compte. Loin d’être un homme, vous réalisez que vous n’êtes qu’un caillou sur un tronc, une moule mal accrochée sur un bout de plastique que les dieux charrient à loisir : vous auriez dû lire Camus.

Votre vie va ainsi et les jours absurdes s’allongent dans un morne songe où le tangage a prise sur tout. Vous ne pouvez manger sans risquer de perdre un œil, vous ne pouvez uriner sans risquer de vous ouvrir l’arcade. Vous vous douchez accroupi et dormez attaché. Dans ce royaume d’équilibristes, ce cimetière d’assiettes renversées, vous ne connaissez plus que ça, ce temps qui vous échappe et ne vous appartient plus. Même la pensée de la capitulation, qui grandit chaque jour un peu plus, est envahie par des rires qui viennent du large, et quand vous vous dites “si je saute, peut-être… ne tanguerais-je plus ?”, vous entendez des rires enfler, encore et encore, et les rires se rapprocher jusqu’à vous écraser les tympans dans un sifflement assourdissant.

— La Terre est l’enfer du marin, dit votre capitaine à toute l’équipage réuni sur le pont. Là-bas y a que des faiblards, des piteux, des andouilles, biberonnés aux divertissements, apathiques comme des souches. Sont pas capables de porter le moindre kilo d’inquiétude sans se faire un lumbago mental. Sont pas capables d’endurer les choses de la vie sans chialer toute leur eau viciée. Des idiots, qui couleront quand la mer aura tout recouvert.

Il continue pendant plusieurs minutes, parle de la beauté du vide, de la nécessité du tumulte et de la lumière qui gît dans toute souffrance.