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Pourquoi tanguons-nous ?

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Pourquoi tanguons-nous ?
Earthly Paradise, 1916–20, Pierre Bonnard, © 2018 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris

Un matin, sans doute certains de votre soumission, les dieux se désintéressent de vous. Vous vous effondrez en vous efforçant de ne penser à rien mais voilà que votre oublieuse mémoire, aidée par certains souvenirs subversifs, s’affairent, avec urgence et gravité, à vous peindre les contours d’un autre monde. La plupart du temps, le résultat est un amas illisible que des haillons occupent sans force. Mais parfois, ils se tiennent droit et, parfois encore, ils deviennent des corps, fermes et vivants, et la pensée vous foudroie : dans le monde peint, le tangage n’existe pas, la souffrance n’existe plus.

Évidemment, quand vous vous dites ces mots, vous riez de bon cœur et pensez « je suis bel et bien fou à lier. La tangage est ma vie, la souffrance est mon lot, et pas seulement le mien, elle est notre lot à tous ». Mais quoi que vous fassiez pour oublier cette pensée ou la rendre ridicule, elle persiste, et dans vos rêves, vous ne voyez plus que des êtres qui ne tanguent pas, qui ne souffrent plus. Ils sont là, immobiles et souriant, et ils vous regardent. « C’est impossible », répétez-vous, « tout simplement impossible », car la voix douce que vous entendez par moment vous l’a dit : « souffrir est le propre de l’homme ». Allongé dans votre bannette, le tangage, qui sent qu’une résistance logique vous gangrène, envoie votre tête cogner contre le bois qui encadre votre couchette et, proprement assommé, vous vous endormez aussitôt.

Le jour suivant, vous vous efforcez de recouvrir les pensées rebelles qui naissent aussi vite que des champignons mais malgré vos efforts, elles persistent et remontent avec elle des images, encore floues, que vous pressentez interdites. L’une d’elle profite de votre abattement pour percer les couches qui la contraignaient et se dévoiler : dans le monde utopique et impossible de vos rêves, vous pourriez jurer avoir vu les êtres se déplacer sans qu’aucune voiles ne soient sorties. Ils n’étaient même pas sur l’eau et se déplaçaient à la seule force de leurs jambes sans jamais tituber, ni trébucher, ni se faire brusquement happer, d’un côté ou de l’autre, par une force mystérieuse. L’un d’eux, d’une taille nettement inférieure, courait et sautait sans contrainte, et ses pieds reprenaient à chaque fois leur assise extraordinaire sur cette terre magique. Il allait où bon lui semblait, plein de bonhomie et de liberté, et il souriait béatement : il était invincible.

À partir de là, tout ce que vous connaissiez de la théorie générale sur la physique du tangage, théorie que les dieux vous inculquent chaque jour avec brutalité pour qu’elle imprègne votre chair, s’ébranle à mesure que l’image de ce petit être souriant et sautillant s’étend en vous sans que vous ne sachiez qu’en faire. Puis l’image se fige et s’éteint avec fracas. Devant vos yeux qui s’ouvrent lentement, vous voyez apparaître la figure rugueuse de votre capitaine, qui vous ordonne de tourner la manivelle sur laquelle vous vous étiez endormi. Encore rêveur, votre monde de sommeil s’écroule pour de bon quand, alors que vous tourniez la manivelle, en vous accrochant fermement à une main courante pour ne pas tomber à la renverse, la mer sort de son lit pour venir gifler votre visage, que vous aviez douché accroupi avec peine. “Maudites pensées”, murmurez-vous entre vos dents serrées par la rage, avant de retourner à la seule vie qui existe, celle où l’on tangue à gauche puis à gauche encore, ou à droite, mais toujours loin, dans le néant.

Puis un matin, alors que vous buvez le fond du café dont la majeure partie fut livrée, contre votre volonté, aux dieux despotiques, vous apercevez sur l’horizon, d’habitude infiniment plat et vide, une bosse. Un nuage ? Ces nombreux jours, ou mois, ou années, qui sait, passés en mer vous ont appris à distinguer et à reconnaître toutes les formes, variétés, nuances et rondeurs de chacun de ces énormes morceaux de cotons imbibés d’une eau qu’ils s’acharnent à déverser sur vous aux pires moments. Non, ça n’est pas un nuage...

Vous vous frottez les yeux en vous levant mais le tangage vous l’interdit et, inquiété par cette bosse qui vous éloigne de ses charmes, il vous renvoie brutalement sur vos fesses. Mais bien peu vous importe le caprice de ces dieux jaloux. Vous ne quittez pas cette bosse des yeux et, sans trop savoir pourquoi ni comment, la pensée du petit être aux pieds ailés vous revient. Elle qui, après avoir grossi, s’était mise, sous votre contrainte, à rapetisser puis à stagner à la surface de vos troubles, est désormais au-dessus de tout, et vous sentez que, plus elle vous habite, plus votre force croit.