3 min read

Pourquoi tanguons-nous ?

4/4
Pourquoi tanguons-nous ?
Human Beings, Yamaguchi Gen, 1953, ©Yamaguchi Gen

Aidé par une vigueur nouvelle, vous arrivez à saisir un hauban, auquel vous vous maintenez pour tenter de vous lever. Alors, la furie inique des éléments s’abat sur vous pour contraindre vos efforts. Le tangage est plus erratique que jamais et vous valdinguez dans tous les sens, trébuchant sur les vestes de quart sales et mouillées abandonnées ça et là par vos camarades, harassés par les nuits de mer horrible et de vents terrifiants. Vous tombez, vous vous relevez, tombez, vous relevez de nouveau, puis rebelote. À vos pieds, une tête sort d’un hublot comme celle d’un cerf empaillé d’un mur. C’est votre capitaine qui grogne des ordres incompréhensibles. Puis la mer cogne contre la coque et sa tête disparaît subitement. Dans le rectangle du hublot d’où elle émergea, vous le voyez faire des pirouettes sans fin, comme un chat dans une machine à laver, et les imprécations essoufflées qu’il vocifère à l’encontre de son propre bateau vous arrachent un rictus.

Mais l’heure est capitale, et ces distractions ne sont pas à la hauteur du moment. Vous continuez, tant bien que mal, votre lutte infinie en vous cognant contre la barre, les instruments de navigation, la bôme, les winches, les taquets, les tanguons, les haubans, les ridoirs, les mains courantes, les poulies, les drisses, bref, à peu près tout ce qui fait un bateau mais qu’importe, vous avancez, et les dieux autrefois rieurs, sont aujourd’hui à court d’eau et de souffle face à votre entêtement.

Vous êtes à la proue du navire, et à travers le brouillard qui naquit sans logique, vous percevez la bosse et ses contours, qui vous rappellent une terre d’autrefois, un monde utopique et impossible dont le souvenir brise l’emprise que les dieux avaient sur vous, et avec elle leur projet : “Vous m’avez menti. Le néant n’est pas tout, le tangage n’est pas doux et souffrir n’est pas le propre de l’homme : d’autres mondes subsistent et défient votre empire”. Vous tanguez toujours, et votre corps est un pathétique morceau de gelée qu’un enfant tueur de fourmis secoue sans relâche mais plus rien ne peut vous détourner de votre épiphanie : vous pleurez de joie.

Le bateau ne tangue plus. Vos camarades émergent, comme vous, de leur longue nuit, et ensemble, vous abandonnez le navire pour nager jusqu’à la côte pendant que votre capitaine s’égosille et vous ordonne de remonter sur son bateau. Vous touchez enfin le sol dur et une onde chaude et joyeuse parcourt tout votre corps. Devant vous, des êtres, comme dans vos rêves, marchent sans peine vers des lieux superbes où des fruits poussent sur chaque arbre. À la vue du tableau, vous vous effondrez. Une main touche votre épaule :

— Mon frère, tout va bien ?

Vous lui racontez tout. L’embarquement, le tangage, l’oubli, la souffrance comme seule motif. Vous lui dites que vous avez bien compris que vous étiez arrivé au paradis. Il sourit puis, quand vous faites silence, vous dit :

— Tu n’es pas au paradis, mon frère, tu es sur terre et ici aussi, nous tanguons, mais d’une autre manière. Aucun endroit n’est libre de tangage et même hors des vagues, il a bien des plis dans lesquels se glisser. Tes souvenirs te reviendront bientôt et tu t’en rappelleras. Ce qui t’est arrivé est arrivé à beaucoup d’autres avant toi. Sur les longs chemins tortueux de la vie, les sentiers de la perdition sont légion et s’y perdre est courant. Certains s’en sortent et reviennent en disant : « puisque nous ne pouvons faire autrement, nous ferons avec mais nous souffrirons dans la confiance que viennent des jours meilleurs ». D’autres en sont toujours prisonniers, abrutis par la colère ou vaincus par la souffrance, et restent allongés au bord des sentiers en disant « au moins ici, on ne pourra plus jamais tomber » et ils n’ont pas tort. Mais comment avance-t-on en restant allongé, mon frère, ça je ne saurais le dire.

Il vous sourit à nouveau puis s’aventure seul sur un sentier sinueux. Au même moment, un petit être passe en sautillant, trébuche, puis se relève et reprend sa course heureuse en chantonnant.